Les nuages en furie créent l'ombre et la lumière en coursant devant la pleine lune, la rosée victime de cette nuit maléfique subit l'assaut d'un vent glacial, mais une haleine chaude semble monter de l'enfer et une brume naissante plonge les arbres dans une atmosphère terrifiante... il n'y a aucun bruit, les animaux ont disparus comme s'ils n'étaient plus, il n'y a aucune vie, que la mort qui rode.
La douleur devenait insoutenable, mais Maé-Anne, une main serrant le bas de son ventre, court à en perdre le souffle entre les arbres de la forêt de Sanfroix; ceux-ci se tressent sur son passage, animés d'une vie magique, afin de freiner son poursuivant, mais les branches se fracassent sous les griffes déchaînées de Kuroc... celui-ci gagne sur sa proie, ses forces gagnent en ardeur de vengeance alors que celles de Maé-Anne se perdent dans un désespoir : elle s'est battue jusqu'à la mort, et la mort l'attend, elle n'en peut plus, l'air l'aggresse, la gorge lui brûle, le feu s'éteint, elle tombe, ses jambes la trahissent, mais la douceur l'enveloppe lorsque son corps embrassent le sol, au milieu d'une clairière baignée de clarté lunaire...
- La table est dressée, monstre, montre-toi une dernière fois sous ta chère Lune, que je te méprise une dernière fois avant que tu ne m'achèves...
Le silence s'installe, Maé-Anne ferme les yeux et écoute : elle l'entends, il approche, il joue, il sait qu'il a gagné, il laisse le temps faire ses ravages : Maé-Anne ressent un sursaut, caresse le bas de son ventre, laisse couler une larme...
Soudain, deux arbres sur sa droite sont abattus et tombent sur elle : d'une vive incantation, elle produit une onde de choc de son bâton de sorcellerie et les deux troncs s'embrassent avant de retomber vers le monstre. Celui-ci saute vers la droite et évite facilement la contre-attaque; dans un grogrement profond il la salue :
- Tu m'étonnes Maé-Anne! Je n'aurais pas cru que tu utiliserais tes dernières forces pour cette vaine attaque, tu devrais les utiliser afin de sauver ta vie... ou plutôt celle de ton enfant! Nauro n'aurait jamais dû me trahir...
Comme réponse, elle crache sur le sol.
Et lui hurle à la lune :
- ARROOO!
... avant de lui sourire de tous ses crocs.
- Ne gaspille pas ton eau, j'ai horreur de la viande sèche! Aah, il y a une éternité que je n'ai goûté la chaire de nouveau-né, tu m'invites à un vrai festin, Ouaharhaarh!
Maé-Anne l'ignore, prend appui sur son bâton afin de se relever... les contractions devenaient de plus en plus intenses, de plus en plus rapprochées... puis elles s'arrêtent! Maé-Anne hésite, la main sur son ventre elle tente de sentir la vie, mais elle n'est plus là, elle l'a quittée. N'arrivant pas à contrôler sa panique, elle laisse transparaître la peur sur son visage; Kuroc profite de cette inattention et attaque...
Mais son saut est brisé par un coup sur le flanc gauche qui lui arrache un hurlement; à peine s'écroule-t-il au sol qu'il bondit sur ses pattes, prêt à contre-attaquer, mais son grognement s'éteint aussitôt, le regard mêlé d'effroi :
- Nauro ? Tu ne peux pas... Tu es mort!
Maé-Anne reste sans voix, n'en croit pas ses yeux, mais elle peine à ne pas sombrer dans l'inconscience... Nauro demeure immobile et silencieux, le regard accéré sur Kuroc, son aura est si intense qu'elle efface toute la vivacité du visage de Kuroc et laisse la peur dessiner ses traits. Derrière Kuroc, les deux arbres meurtris se redressent et s'enracinent à nouveau, avant de tresser un mur de leurs branches, comme tous les arbres entourant la clairière; son regard effacé se tourne vers Maé-Anne...
Elle lui sourit, son sourire s'éteint, elle tombe doucement sur le sol, sans force, emportée par l'oubli...
Dans sa consternation, Kuroc n'a rien entendu, rien senti... Nauro se dresse devant lui, ne lui laisse que le temps de le voir et de comprendre : le sang s'écoule du visage du loup-garou qu'il avait tué quelques heures plutôt... il voit le sang - son sang! - tomber sur le sol et disparaître immédiatement, ne laissant aucune trace rouge de la vie qui l'abandonne, pas même sur Nauro dont la fourrure grise immaculée l'aveugle du reflet des rayons de la lune... la Lune qui lui a toujours donné ses forces l'a trahi, il jurerait l'entendre rire... puis le froid le transperce de mille épées, la douleur est telle qu'il se fige éternellement... il réussit néanmoins à jeter miraculeusement un dernier regard sur Nauro, un regard chargé de toute la haine qui anime ses derniers instants, il montre les crocs, puis ne bouge plus... ne bougera plus.
∞∞∞
Nauro s'approche doucement de Maé-Anne, contemple le corps endormi de sa douce aimée...
...
De toute l'histoire de Sanfroix jamais l'amour n'avait uni sorcière et loup-garou, jusqu'à ce que Nauro pose les yeux sur Maé-Anne; autant la chose était impossible de par l'histoire, autant le sentiment amoureux s'imposait à son coeur : il le croyait mort et froid par la malédiction lycanthrope, il senti à nouveau la chaleur l'envahir et sut ainsi qu'il était toujours vivant. Longtemps il refoula ses sentiments, de peur qu'ils ne les détruisent tous les deux : le clan des loups-garous n'accepteraient jamais une telle trahison, une guerre éternelle était préférable à une possible alliance...
Puis, Kuroc chargea un de ses seconds de tuer Maé-Anne, qui devenait de plus en plus puissante en sorcellerie et importante au sein de sa petite communauté, les "Filles de Luna". Pour Kuroc, la lune n'existait que pour eux, et il avait longtemps ignoré cette faction des sorcières sous prétexte que la lune leur resterait fidèle et ne les abandonnerait pas; mais la réalité le rattrapa lorsqu'il fut obligé de reconnaître que leur force était diminuée...
Cette nuit-là, Maé-Anne ne fut pas tuée : elle tomba amoureuse.
...
Nauro ignore comment Kuroc a découvert leur secret, mais cela n'a plus d'importance... pourtant, en repensant à ce qu'il vient de se passer, il ne peut empêcher une larme de tomber sur la joue de Maé-Anne qu'il s'empresse de lècher dans le plus tendre des mouvements. Ce doux contact réveille la sorcière qui semble émerger de la plus profonde stupeur : elle porte la main à son ventre mais la retire brusquement, comme si elle s'était brûlée.
- Nauro...
Les larmes affluent à ses yeux, de joie de le savoir en vie mais de malheur car son ventre lui est mort... mais avant même de pouvoir se laisser aller au désespoir, une lueur les attire : une jeune fille ailée marche vers eux enveloppée d'une faible aura féerique... Hypnotisés, ils ne peuvent la quitter des yeux en restant immobiles - une petite tache en forme de lune est visible sur sa tempe droite, ses yeux paisibles les réconfortent étrangement; sans mots, elle caresse la joue de Maé-Anne et embrasse le museau de Nauro, et tous deux s'endorment comme par magie...
∞∞∞
Les oiseaux chantent alors que le crépuscule est lentement effacé par le soleil qui pointe ses premiers rayons au-dessus de la colline, entre les arbres... les hautes herbes la caressent, la chaleur est plus que confortable pour cette saison en terres de Sanfroix, et Maé-Anne quitte lentement le monde des songes et ouvre les yeux sur une toute nouvelle réalité, qu'elle évite de réveiller en retenant un cri...
Devant elle ronfle Nauro - il a retrouvé sa forme humaine mais elle le reconnaît bien, ses traits sont sensiblement les mêmes - juste un peu moins bestiaux! - et elle fait surtout confiance à son coeur qui lui confirme ce que ses yeux ne peuvent cesser d'admirer... mais entre elle et lui, dans le confort de la chaleur de leurs corps rapprochés, dort une minuscule petite fille suçant son pouce que rien ne pourrait déranger; sur sa tempe une petite lune est visible, sur ses bras deux ailes sont repliées, et elle sourit...